05.10.2016

Je ne me suis pas levé tôt. Je n'ai pas écrit de page sur le métro. Et maintenant que je réfléchis à ce silence (c'est la fin de la journée, je suis rentré plus tôt que prévu de la bibliothèque), je me dis qu'il me vient peut-être de ma peur des fantômes. La page à laquelle j'ai pensé, tantôt j'aurais fait semblant que cela m'était vraiment arrivé, tantôt j'aurais esquissé quelques clins d'oeil discrets (oui, oui, les textes, comme les visages, sont susceptibles de telles expressions) pour qu'on comprenne que, bien sûr, peut-être que cela aurait pu arriver, mais au fond c'est comme tout, il ne se passe rien, la plupart du temps, même si on aimerait beaucoup que quelqu'un nous écrive quand on ne l'attend pas, que le téléphone sonne alors qu'on l'a glissé dans sa poche réglé sur silence, que ça frappe à la porte. A bien y réfléchir, c'est pour cela, sans doute, que surtout dans ces cas-là, surtout quand on vient de régler son téléphone sur silence et qu'on ne veut pas être dérangé, on porte la main beaucoup plus fréquemment qu'à l'ordinaire sur son téléphone, qu'on en active l'écran d'accueil, guettant avec une anxiété qui traduit sans doute un désir, précisément ce qu'on voulait parer, le message qui nous empêchera définitivement de nous concentrer, le coup de téléphone qui nous fera sortir de chez nous, ou de la bibliothèque, pour de bon, et pour combien de temps, peut-être pour toujours, qui nous fera marcher sur le chemin d'une autre vie. Et si cela ne nous arrive pas, à quoi l'attribuer, sinon à cela même que nous sommes entourés de fantômes, que, nous le savons bien, ce n'est jamais eux qui sont la cause du bruit sourd qu'on entend, du cri qui nous fait sursauter, du petit souffle froid qui glisse sur notre nuque. Car il y a toujours une autre explication, plus rationnelle, à ces rares événements un peu bizarres, et qui ne seraient, si nous savions tout, au fond pas bizarres du tout. Comme nous sommes entourés de fantôme, les fantômes s'entendent à créer ce vide propice à leur apparition. Les fantômes conspirent pour que rien ne se produise, pour que nous soyons gagnés, au départ par le soupçon, peu à peu par la certitude invincible, de leur présence indubitable. Ils complotent, pour qu'une fois cette conviction acquise, nous n'ayons plus d'autre choix sinon que de peupler le monde de leurs fictions. Et là, ils triomphent, précisément là, ils arrivent à se faire oublier, à faire oublier leur nature de fantômes, parce qu'alors nous sommes prêts à poser des questions aussi naïves que celles de savoir si les fantômes existent, tout cela pour trouver la plupart du temps une manière rationnelle et fondée de douter de ladite existence, quand nous ne lui reconnaissons pas un certain type d'être, mais alors (les fantômes à proprement parler jubilent) un être tout à fait différent de celui des fantômes qui, c'est bien connu, n'existent pas… Sur cela, dès que vous vous posez la question, vous êtes fichu. Vous finirez fou ou il vous faudra parvenir à cette conclusion. Et pourtant, je sais bien, moi, qu'ainsi le problème est mal posé et c'est pour cela, au fond, que je ne me suis pas levé tôt. Il valait mieux dormir, il valait mieux ne pas leur donner une victoire de plus, céder du terrain. Il valait mieux, enfin, ne pas contribuer à alimenter un débat stérile. Pendant ce temps, je devais rêver, ou, au moins, je dormais à poings fermés, comme pour les boxer. Et quand le réveil a sonné, quand j'ai vu comme il était tard, quand j'ai vu que je n'avais plus qu'à sauter du lit pour sauter dans le métro, si je tenais à occuper la place qui m'était réservée à la Bibliothèque nationale, j'ai eu le sentiment du devoir accompli. Il m'a semblé qu'Antoine C., ce vieil ami que j'ai perdu de vue, serait fier de moi, lui qui m'a ouvert les yeux, et qui me disait, à l'époque où il commençait à peine à se rebeller contre la fiction : “Les fantômes sont déjà si nombreux qu'il est insensé d'écrire pour en accroître la population.” Il ne se dédie plus exclusivement qu'à la composition de poèmes, toujours plein de rythme et de force, de poèmes qui fouettent les sangs, mais je n'ai pas eu, moi, l'énergie de mener sur le terrain du verbe un tel combat. Peut-être est-ce aussi pourquoi la peur ne m'a pas quitté…

P.-S. : Oh ! fierté de ce matin radieux… Cette page n'est-elle pas pire que celle qu'elle m'a permis d'éviter ? À présent, ne faudrait-il pas la brûler ? Mais qui sait, après tout, quelle calamité, quelle vengeance un tel geste serait susceptible d'entraîner… D'ailleurs, ne perdons pas la tête : cette page, à présent, est écrite ; cette page, comme les fantômes, je ne peux pas la brûler.

 
1
Kudos
 
1
Kudos

Now read this

11.08.2016

“Le faux choix dans l'abondance spectaculaire, choix qui réside dans la juxtaposition de spectacles concurrentiels et solidaires comme dans la juxtaposition des rôles (principalement signifiés et portés par des objets) qui sont à la fois... Continue →